Je me souviens d’un moment fort en Inde. J’y étais pour Anokha, projet franco-indien de la compagnie Accrorap, et premier gros projet pour moi, jeune danseur Hip hop. J’ai vingt ans, je suis à l’autre bout de mon monde. J’y rencontre l’inverse, y découvre autre chose. Tout convoque ma candeur. J’intériorise par discrétion. Le spectacle encore en chantier, l’échange franco-indien nous invita à nous produire lors d’un événement local. Nous étions à Ahmedabad. Ce soir là nous avons dansé devant un grand public indien, sur une scène en terre, avec des musiciens. J’extériorise par vocation. Ma gestuelle est modelée depuis l’asphalte des pays industriels, celle des Indiens raconte l’histoire de leurs dieux. Le dialogue est riche, la chaleur, humide. L’échange est teinté de cette poussière ocre que nos virevoltes favorisent. Est-ce la magie ou la sueur qui scintille ? Essoufflé, je me tourne vers Kader et Gilles (chorégraphe et administrateur d’Accrorap). Je leur lâche : « Merci de me faire vivre ça » . Dix-sept ans plus tard, je ne me souviens plus comment ils ont reçu cette confession instinctive et enthousiaste. Désormais chorégraphe de la compagnie Chute Libre, au côté d’Annabelle, j’ai un recul moins enchanté. En dépit du charisme suscité par un tel projet aux yeux du novice que j’étais, j’imagine aujourd’hui les nécessaires doutes et la logistiques relou. Kader et Gilles devaient être relativement fébriles aussi. Enfin, je l’espère. Cela fait partie de la mise en oeuvre, de la production, du travail.
Le Sacre du printemps est le douzième spectacle que nous signons. C’est un nouveau chapitre. Notre distribution est nouvelle. La plupart des danseurs ont quinze ans de moins que nous, et pour cinq d’entre-eux, In bloom est leur premier gros projet. La combinaison de ce géant de l’histoire de la danse et la situation de nos danseurs m’évoque Anokha, toute prétention gardée, concernant leur propre candeur. Perçoivent-ils nos doutes ? Ont-il conscience de l’enjeu que représente pour nous un tel projet ? Je ne crois même pas qu’ils aient à s’en soucier en fait. Mais ce souvenir met en perspective les sensations de vulnérabilité que l’on peut avoir parfois; proposer des idées qui éventuellement ne renvoient rien. Ce n’est pas un processus infaillible. Les chorégraphes ne sont pas des prophètes, aime à souligner Annabelle. Alors l’expérience aide à répartir les priorités, à manier nos acquis. Travailler à deux est important, cela rend solide. Mais parfois, quand on ne sait pas, il faut le dire. C’est honnête et cela peut déclencher des choses. Annabelle y tient, elle a le soin de dénouer les tensions avant qu’elles ne gangrènent. Nous discutons souvent lors des résidences. Je pense pouvoir dire que nous communiquons facilement nos doutes et nos assurances. Nous sommes aussi en demande des leurs à certaines occasions, toujours à leur écoute s’ils ont besoin. Les résidences de création sont toujours des aventures humaines complexes. Un boulot intense au sein d’une dynamique de groupe forte pendant une période courte exige une ténacité de circonstances. Nous pouvons tous passer par des hauts et des bas, de bonne et de mauvaise foi. Des doutes plus profonds, intestinaux et donc intimes peuvent s’immiscer. Il convient de les garder pour nos insomnies. Ils sont liés à notre personne, pas à notre statut de chorégraphe ou de danseur. Ces routines peu communes sont riches d’enseignements si on y prête attention. Danser au service d’un chorégraphe ou bien diriger un groupe pour son travail a toujours ses moments inédits. Ce métier s’apprend et se nourrit par l’épreuve.
Par ailleurs, observer nos similitudes avec de plus jeunes danseurs contraste nos générations. Je ne souligne pas notre âge mais la maturation de la danse hip hop et, a fortiori, de sa vie sur scène. Leur réalité n’a rien à voir avec la nôtre à nos débuts. Lorsque vivre de sa passion est entré en jeu, nous voulions être « danseur hip hop ». Aujourd’hui, ils semblent satisfaits « d’être danseur ». Le Hip hop va de soi. Cela peut justifier qu’ils soient moins dans les codes représentatifs. Ils peuvent danser en chaussettes plutôt qu’en Superstar. L’uniforme était important pour nous, quel qu’en ait été son confort. Le temps parait avoir digéré quelque chose. Nous devions être danseurs Hip hop car sa légitimité était encore en construction. Dès lors que nous pratiquions, nos freestyles n’étaient pas anodins. En quelque sorte si, mais pas seulement. Nous représentions. Ceci implique une responsabilité. Nous ne la verbalisions pas, peut-être n’en étions nous pas conscients. La rigueur de notre pratique, le développement du break, du pop et du lock, portait en elle une revendication. Celle de notre génération capable de créer son propre langage. Celui-ci était complété par le graffiti et le rap. Nos crews communiaient dans ses pratiques. Entendons-nous bien, nos crews communient toujours dans ses pratiques. Les contextes ont évolué et nos parcours gagnent en crédibilité.
Je me réjouis de la belle place que nous avons conquis par notre danse. Légitimée, elle reste jeune. Mon travail implique la scène et, sur le sujet, tout est à faire, c’est un chantier permanent. J’ai longtemps abordé les spectacles par l’univers de personnages qui stimulaient un état, un cocon, dans lesquels mon corps libérait sa partition. Le théâtre m’a suggéré la relative superficialité de s’en contenter. Interpréter les personnages consistants de Shakespeare ou de Victor Hugo a révolutionné mon approche¹. Ces auteurs ont le verbe. Que proposent le corps et l’espace scénique ? Comment s’articulent les courants d’air, le mouvement ? Quelle dynamique dessinent-ils ? Des contrepoints, du contraste, émergent le relief. Quelles cimes atteindrons-nous ? Depuis la face jusqu’au lointain, la lumière étend la profondeur. Créons nos abysses ! Quelle apnée, quel souffle permettrons-nous ? Le regard, la main, l’attaque de l’interprête transpirent à l’instant d’une torsion unique. Elles emettent une note libre et composent la vie du spectacle. Le geste et l’attitude sont nos phrases. Le silence des postures est une précieuse musique. Je vous propose de tendre l’oreille.
Que serait un « Shakespeare de la danse » ? Qu’est-ce qu’un classique ? Les bboys sont des danseurs du défi, pourquoi pas dans l’écriture ? Le Sacre du printemps est un géant qu’il convient de dompter. Cela passe par une appropriation le déchargeant du lest des classiques. L’art est un monde vivant. Que peut-on proposer aujourd’hui avec une telle oeuvre ?